La beauté n'est pas venue tout de suite. Gamine, je n'avais rien de particulièrement beau. Un visage qui n'était pas spécialement fin, des yeux trop petits accompagnés d'un certain strabisme, des cheveux courts et trop fins, une taille plus basse que la moyenne et un poids plus haut. Ça ne faisait pas de moi un monstre, mais je me voyais sensiblement comme tel, surtout à cause de cette envie d'apprendre qui me poussait à étudier sans m'arrêter jusqu'à en négliger tout le reste. Je voulais progresser. Devenir une fille intelligente et faire quelque chose de bien. Sur ce point-là, je n'ai pas forcément échoué – mais la métamorphose vient pourtant d'ailleurs. Je suis devenue jolie. Même pas : plus que ça. Belle. Et ça n'est pas venu naturellement : j'ai trimé pour ça. Régime sur régime, ne jamais rien avaler jusqu'à s'écrouler ; c'était la première règle et ça l'est toujours. Et puis tout le reste, les artifices, des lentilles jusqu'à la teinture, et depuis les gens disent que chez moi tout a été modifié. Ils se trompent lourdement. Chez moi, il reste moi. Je suis toujours là, au fond. Et même si certaines choses ont changé, même si j'ai changé, certains aspects demeurent les mêmes – cette fragilité handicapante, notamment.

Je ne suis pas sûre qu'Anastasya soit au courant de tout ça – je veux dire, cette volonté de changer et cette histoire comme quoi je serais devenue superficielle. Mais je sais qu'avec elle je peux entretenir mon image, puisque nous jouons sensiblement dans la même cour à ce niveau-là. Anya est splendide et elle le sait, autant que je sais que je suis splendide aujourd'hui. Mieux encore, elle s'en sert. Et lorsqu'on use de nos charmes à deux, mieux vaut se tenir à distance. C'est ce que l'on s'apprête à faire ce soir : j'ai une soirée entière de libre devant moi, ce qui est assez rare, et aucune envie de rester cloîtrée à la maison. Jun et Santana sont partis faire leurs affaires de leur côté, en frère et sœur indignes qu'ils sont, et j'en ai donc profité pour faire appeler la russe. Rien de mieux qu'une soirée à ses côtés pour bitcher à outrance et laisser son capital séduction grimper tout en haut de l'échelle. « Si tu te fais trop attendre ma belle, je t'assure que je t'arrache les yeux et que je te force à les manger. » Je viens de l'appeler et elle vient tout juste de décrocher – voilà comment je l'accueille, mais elle a l'habitude avec moi. Je déteste les gens en retard, moi qui suis toujours à l'heure – et on avait dit vingt-deux heures tapantes. Une diva n'attend pas, alors je risque de m'énerver si elle n'arrive pas d'une minute à l'autre... mais une diva peut également faire attendre si elle n'est pas la première à arriver, alors elle risque bien d'être en retard. « Je te jure que je risque de rentrer sans toi et de trouver le type le plus à ton goût avant que tu ne sois là, juste pour le plaisir de te le piquer. » Entre elle et moi la barrière entre amitié et rivalité est vraiment mince et il en est ainsi depuis le premier jour où nous nous sommes rencontrées. Elle est une croqueuse d'hommes et moi, de mon côté, je fais semblant d'en être une, voilà pourquoi nos motivations sont souvent les mêmes... et surtout pourquoi le terrain est parfois trop petit pour deux chasseuses dans notre genre. J'imagine que cet aspect prendra du terrain une fois que nous seront toutes les deux casées – ce qui, vu l'avancée des choses, pourrait arriver prochainement. En ce qui la concerne, en tout cas. J'ai de bons liens avec Yi Feng, je l'entends me parler d'elle, tout comme j'ai de bons liens avec Anya, qui me permettent de l'entendre me parler de lui. « Au fait, comment ça va avec Yi Feng ? » Mon but ? Les pousser l'un vers l'autre, demande (très) implicite du jeune homme. À vrai dire il n'a absolument rien demandé – sa fierté ne l'aurait d'ailleurs pas supporté, je suppose – mais j'ai bien senti qu'il y avait quelque chose de différent des fois précédentes. « Dépêche-toi chérie, j'ai vraiment trop de questions à te poser. » Je suis sûre qu'on peut entendre mon sourire malicieux jusque dans ma voix.

En entendant j'ai raccroché et j'attends dans la rue, devant la boîte. La meilleure position pour moi et de tenter de disparaître dans la pénombre ; je me pose contre mur, un peu éloignée de l'entrée principale, pour éviter d'attirer des regards. Je n'ai logiquement pas trop le droit de sortir comme je le fais, à cause de mon statut de célébrité et de toutes ces conneries. Mais il est temps que tout le monde se mette que premièrement, il n'est absolument pas désagréable de se faire arrêter pour signer des autographes, qu'ensuite je ne tiens pas à me plier à une quelconque règle et qu'enfin... je ne suis pas une idole. Je suis indépendante, c'est ce que je me répète en permanence et j'en fais ma fierté : la vérité, c'est que je ne serais jamais parvenue à me plier aux exigences attendues des idoles. Mes pensées dérivent ensuite lentement jusqu'à Seol Chan, seul insensible à ma récente et soudaine célébrité, comme souvent lorsque j'ai quelques minutes pour penser à tête reposée : si Yi Feng semble jeter son dévolu sur Anya, on ne peut pas exactement dire que les choses marchent aussi bien de mon côté.

Anya est un cliché, un putain de cliché même. Elle l'a toujours été. Autrefois, peut-être en était-elle cependant un différent. Plus jeune, elle était celui de la "fille de bourge", la fille de riche, la belle, la sage, celle que l'on croit, avec son uniforme propre et lisse. Elle est toute mignonne Anya, à cette époque. Pétasse, populaire et se joignant aux moqueries des autres - parce que c'est ce que l'on attendait d'elle bien sûr - mais, tout de même, mignonne. Et puis on connait la suite ; on a commencé à la balayer comme une vulgaire poussière à mesure que son compte en banque se vidait. Après tout, Anastasiya n'était pas la plus intelligente, ni la plus populaire. Elle n'était pas la capitaine des cheerleaders d'ailleurs, comme on aurait pu facilement le croire, juste une voltigeuse parmi tant d'autres. Elle faisait partie de l'élite mais cela s'arrêtait là. Elle était simplement belle, foutrement belle et c'est tout ce qu'on lui demandait d'être. C'est qu'elle continue encore d'ailleurs, à l'entretenir, cette fameuse beauté. On a commencé à l'écarter du groupe, des cheerios, de tout... et elle ne chercha plus que l'attention dès lors. La russe est aujourd'hui ce stéréotype cuisant de la garce de lycée, convaincue de sa valeur. Elle est éblouissante de confiance, elle baigne dans le charisme et ce déluge de mauvais épisodes n'eut l'effet que de lui montrer qu'elle était faite pour briller. Anastasiya est une oeuvre d'art qu'il faut absolument, résolument et impérativement regarder. Anastasiya, c'est une diva, faite pour le show, faite pour vivre sous les projecteurs.

Sansa n'est pas en reste non plus quand il s'agit de prestance. Dire que la blonde n'a que dix-huit ans... elle ne les fait décidément pas. C'est elle que la comédienne rejoint, à bord d'un taxi qu'elle ne devrait pas être en mesure de payer. Enfin, si, mais qu'elle ne devait peut-être pas payer en tout cas. Que fait-elle de ses dettes ? Elle s'en moque bien, elle mérite le luxe, le haut du panier et ce taxi n'est pas assez en réalité. Mais elle ne peut pas marcher et elle ne veut pas conduire. Elle s'en contentera. Elle sort de son sac un miroir de poche or, s'observant dans la glace pour ré-appliquer une couche de rouge à lèvres carmin sur ses lèvres charnues. Comme si on devait d'autant plus la remarquer avec. Elle sourit ; qu'elle est belle. Son téléphone sonne alors. Pendant qu'une diva est en retard, un autre attend. « Si tu te fais trop attendre ma belle, je t'assure que je t'arrache les yeux et que je te force à les manger. » Pas de "bonjour votre divine altesse" ? Oh, disons qu'elle a l'habitude maintenant. « Sansa, Sansa, Sansa... Ce serait un pur gâchis de me faire engloutir de si jolies prunelles hein ? En plus, on sait pas ce que ça contient comme calories ce genre de choses ! » C'est con ce qu'elle dit. C'est con mais elle s'en fiche. Elle abaisse l'appareil pour regarder le chauffeur. « On arrive bientôt ? » Il hoche de la tête mais qui sait s'il n'a pas allongé le trajet pour augmenter le coût de la course. Anya reste septique, puis reporte le téléphone à hauteur de sa bouche. « J'arrive... je crois. » Laissons planer le doute, il ne s'agit que de quelques minutes de toutes manières. Sansa attend-t-elle depuis longtemps ? Elle semble arriver proche de ses limites, à entendre ses menaces. « Je te jure que je risque de rentrer sans toi et de trouver le type le plus à ton goût avant que tu ne sois là, juste pour le plaisir de te le piquer. » C'est une sorte de "jeu" qui unit Anya et Sansa. Un jeu de séduction. Seulement il n'est pas entre elles deux mais plutôt entre elles et tous les plus beaux spécimens qui viennent croiser leur route. Ça se bat entre défis et challenges, une amitié conjuguée autant de complicité que de rivalité. Tel était le résultat de la rencontre de deux femmes fatales. « Désolée chérie, mais à la minute où j'entrerai dans la boîte, le dit type t'aura complètement éclipser. » Anya se moque bien de la célébrité de son amie, même si cela a permis leur rencontre. Il ne pourrait battre son charme naturel. Elle se ressemblent tout de même. Sans le savoir l'une et l'autre. Elle séduisent pour ne pas conclure au final. Sansa, allez savoir pourquoi. Anya, parce qu'elle préfère se désister tout en recevant les louanges qu'elle mérite. « Au fait, comment ça va avec Yi Feng ? » Et maintenant la question fatidique. Que dire franchement de cela. La russe sort pour charmer mais semble pourtant sur le point à s'enfermer dans une véritable relation avec l'égérie Dior. Il a un truc différent, sans qu'elle ne sache quoi. Mais elle a peur, aussi. Parce qu'elle n'a pas l'habitude. « Doucement. J'ai eu un rendez-vous avec lui il n'y a pas si longtemps d'ailleurs. » Elle ne sait pas trop quoi répondre à la nouvelle célébrité. Sansa connaît Yi Feng qui plus est, non ? « Dépêche-toi chérie, j'ai vraiment trop de questions à te poser. » Anastasiya se demande : a-t-il parlé d'elle ? Difficile de savoir si c'est pas pure vanité, pour savoir qu'elle a tant marqué son esprit, à cet homme qui voit passer tant de mannequins belles, riches et célèbres. Anya les surpasse de loin, elle en est convaincue. Mais se poser en un couple sérieux... Elle n'en sait rien, elle ne sait pas quoi faire.

Le véhicule s'arrête, elle descend avec la grâce d'une reine ; à tel point qu'on pourrait croire qu'elle sort d'une limousine et qu'elle s'apprête à fouler un tapis rouge. Elle soulève quelques regards mais cherche Sansa du sien. Elle a dû se cacher, c'est idiot le nombre de contraintes elle peut avoir cette petite, sans même être une idole. Ce n'est pas non plus comme si elle avait une image propre et lisse, n'a-t-elle donc pas droit d'être tranquille le temps d'une soirée ? Anya pense mais Anya serait bien mauvaise quant à la gestion de sa réputation. Elle cherche la gloire, la célébrité, en connait tant mais tous ou presque cherchent l'anonymat. Enfin elle la voit, la belle est adossée contre un mur. « Abuse pas, t'as pas attendu si longtemps avoue. » Anastasiya lui sourit, on lui pardonne toujours tout, n'est-ce pas ? Il est temps d'entrer désormais, les proies n'attendent pas ; l'actrice y pense déjà.