Quand Alice est tombée au fond du terrier, ce fut au ralenti. Elle a eu le temps de remarquer tous les détails autour d'elle - " Tiens, une tasse de thé ! Et une table ! " -, si bien que le paysage lui paraissait plus ou moins normal. Jusqu'au moment où elle a brusquement atterri au pays des merveilles, et ce fut une folle aventure. Moi aussi, j'ai remarqué certains détails au cours de ma chute.

Un pas devant l'autre, Anastasiya suivait aveuglément cette ligne invisible qui la guidait, incapable d'énoncer sa destination finale ; elle ne la connaissait pas. Anastasiya préfèrait qu'on l'appelle Anya, d'autant plus depuis qu'elle était arrivée en Corée du Sud. C'était ignoble à quel point on pouvait écorcher son prénom ; il était bien trop long à son goût qui plus est. Elle avançait d'un pas léger, jouant les funambules sur la bordure du trottoir, ne laissant ses pieds ne s'aventurer que sur cette petite parcelle de sol, tel l'enfant qu'elle n'était pas, qu'elle n'était plus mais qu'elle avait été, au moins un temps de sa vie, aussi inimaginable puisse être cette époque. Pleinement bercée par la fraîcheur de cette nuit, une douce brise caressait sa peau alors que la lune éclairait avec une certaine retenue, cette obscurité presque complète. Elle repensait alors à cette époque révolue, presque oubliée, celle où elle était encore accrochée aux jupons de sa mère, où elle voyait le soleil se lever dans le plus grand pays du monde. Pourtant, ce temps était si loin d'elle à présent.

Robe à voile rose, diamants aux oreilles et yeux brillants, elle tenait une posture droite, telle la petite fille modèle qu'on voulait qu'elle soit, une enfant mignonne à souhait. Riche, elle l'avait été assez longtemps pour connaître les règles de courtoisie mais surtout, pour y prendre goût. Fabuleuse opulence dans laquelle elle baignait. Elle s'y plaisait franchement. Le contraire aurait été surprenant à vrai dire. Tout était facile, elle s'était même habituée à être la seule asiatique au milieu de petits russes, pour autant que son compte en banque était plus garni que le leur. Puis ses parents lui ont annoncé qu'ils déménageaient, direction le pays du matin calme, de ses origines et blablabla. Anya est partie sans rechigner, elle a juste continuer par la suite à parcourir les soirées mondaines en Corée et non plus en Russie pour poser comme la petite poupée Kovalovski. Dis comme ça, on aurait pu croire qu'elle s'y ennuyait, que ce genre d'endroit n'était pas faire pour un petite fille. Mais non, Anya adorait ça. Elle adorait parader devant tous, qu'on la regarde avec des yeux attendris, qu'on lui dise qu'elle était mignonne. Elle adorait cette attention constante, et ce, partout. Elle grandissait dans cette état d'esprit, où elle était reine d'un monde onirique, un monde à ses pieds. Un monde où elle aurait pu tout faire sans que rien ne l'arrête. Jusqu'au jour où tout s'arrêta finalement.

Personne n'avait prédit que cela se passerait ainsi. Encore moins la jeune russe. Jamais elle n'aurait pensé rentrer chez elle un jour parfaitement normal, et trouver sur la table de sa cuisine un mot, un simple mot. « Papa a fait de mauvais placements », qu'il disait. « On a dû partir du pays » et autres « On t'aime très fort », « On reviendra ». Une dernière phrase qui s'avéra mensongère, encore à ce jour. C'est dingue comment un petit mot, un petit bout de papier, avait pu changer complètement la vie de la russe. Elle avait vu des hommes coller des étiquettes rouges sur ses précieux meubles, ses vêtements emportés sans que ce soit pour une oeuvre de charité auquel elle aurait fait don pour l'image familiale et elle-même mise à la porte de sa villa. Sans qu'elle ne puisse y faire quoi que ce soit. Même la scène qu'elle avait fait n'avait servi à rien. Sa vie avait foncièrement changé. Mais elle a survécu, il le fallait bien.

Même aujourd'hui, la russe reste toujours aussi belle à défaut d'être riche. Selon elle, être aussi jolie et modeste serait d'ailleurs un crime contre l'humanité alors Anya en joue. Elle recherche les compliments, fait semblant d'apprécier même les plus banals alors qu'ils la frustrent au plus haut point et se met en avant, tout le temps. Elle a besoin de plaire c'est convulsif mais pour autant elle n'a pas besoin d'être aimée. Qu'importe si on l'aime ou si on la déteste tant qu'on lui accorde l'attention qu'elle pense mériter. Alors elle séduit, elle envoie des regards mutins pour se désister avant qu'on ne réussisse à l'avoir dans ses filets. On la veut pour nous, fatalement, car elle est tout ce qu'on veut qu'elle soit, malléable à souhait. Elle se fond dans un rôle qu'elle estime susceptible de nous plaire, juste pour recevoir un peu d'attention, d'affection, d'amour. Pour la gloire, pour son ego ou pour l'ivresse que cela lui procure. Anya se croit extraordinaire, Anya en fait souvent trop et c'est peut-être pour ça qu'Anya  est comédienne. Pourtant elle n'a pas encore percé. Pas encore. C'est juste qu'elle joue mieux dans la vraie vie, dans le film de son existence dont elle est l'héroïne incontestée. Parce qu'elle n'aime pas l'autorité et qu'elle est mal dirigée par des réalisateurs de seconde zone qui gâchent son immense talent. Elle reste cependant excellente dans son art et quelqu'un pourrait le voir s'il s'intéressait un peu plus à elle, assez longtemps sans la trouver insupportable. Un jour peut-être.

Après tout, Anya n'a que 22 ans. Elle se voit néanmoins mourir jeune. Peut-être pas maintenant, de suite. Mais dans quelques années, vers ses vingt-sept ans comme ça elle ferait partie du club des 27 sans même être une rockstar. Elle se voit mourir célèbre, au sommet de sa gloire, après des années passées sous des spotlights, encore belle et jeune. Elle voudrait voir son nom apparaître dans tous les journaux, elle voudrait qu'on s'en souvienne. Anya, elle veut juste qu'on se souvienne d'elle, qu'on sache qu'elle était là, provoquer un manque. Elle veut toute l'attention, elle veut qu'on l'aime, parfois qu'on la déteste. Mais pas qu'on l'apprécie juste. Elle, c'est à se damner, ou rien. Se damner d'amour, ou de haine, d'amitié peut-être. Mais apprécier, non. Tout ça parce qu'elle, elle y arrive pas, à trouver le juste milieu. Anya, c'est un paquet d'émotions, trop sensible, trop lunatique, à la limite de la bipolarité. Elle est versatile, trop ; elle sera votre meilleure amie le temps d'une heure, d'une nuit, pour vous oublier le lendemain. Anya, elle est tout un tas de choses, pas toujours estimables et le pire, c'est qu'elle est contente ainsi. Grande gamine devant l'éternel, elle se moque bien de passer l'arme à gauche trop vite, trop tôt, pourvu qu'elle se soit amusée jusqu'à son dernier souffle.