LA NEIGE TOMBE C'EST DIEU QUI PLEURE L'HISTOIRE DU MONDE.

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Pas de parents, pas de famille, pas de nom de famille – c’est pas une vie, ça mais une semi-existence. J’ai connu le sentiment d’appartenir à une famille jusqu’à mes six ans seulement. Et puis j’ai tenté de l’oublier. Endoctriné, c’est ce que j’étais. Endoctrinement pur et dur pour me faire oublier mes parents et ma sœur aînée. Ma gueule, on l’a affichée dans les journaux français de l’année 1995. Sous le titre d’enfant disparu. On en a parlé quelques mois, quelques semaines, et puis on s’est lassés – sans doute parce que les Moreau s’étaient lassés de me chercher. Je fais partie de ces gamins qu’on a arrachés à leur famille. Moi, c’était dans un hôpital. D’autres n’ont pas de bol, ils sont enlevés dans la rue, et certains sont envoyés à l’autre bout du monde pour devenir ce dont l’humanité devrait avoir honte. J’avais un nom, avant. Que j’ai découvert sur le tas, bien plus tard. J’ai l’impression d’avoir été obligé de renaître après mon enlèvement, sous le nom d’Ezra Gabali. Putain, je pense que si je m’étais souvenu à l’époque de ce foutu détail, de mon véritable nom, j’aurai sans doute pu alerter les autorités. Sauf que j’étais jeune. Jeune et con, j’en savais strictement rien, je me doutais de rien – et surtout… surtout, j’avais confiance en elle. Elle m’avait dit « tu t’appelles Ezra Gabali » et je l’ai crue. Elle, c’est la femme qui m’a élevé, Jahlia Gabali, veuve et sans enfants. Elle venait de perdre son mari et sa fille dans un accident de voiture, les deux se faisaient soigner dans le même hôpital que moi, en 1995, mais ils n’y ont pas survécu. Je ne me souviens plus des détails de ma maladie mais Jahlia m’avait convaincu que mes parents s’en fichaient que je sois à l’hôpital ou pas. En fait, cette femme m’a complètement lessivé le cerveau, m’implantant certaines pensées pour que j’oublie mon ancienne vie. Jahlia m’a aussi monté contre les Moreau, d’une manière honteuse, puisque c’est la main de Jahlia que j’ai pris à la sortie de l’hôpital, et non celle de Maman. Maman… elle, je n’ai pourtant jamais pu l’oublier. La sensation que je n’étais pas le fils de Jahlia persistait. Et ça, Jahlia ne l’a jamais apprécié, elle n’aimait pas que je l’appelle tata, elle s’énervait et m’engueulait pour que je l’appelle maman de force. Mais jamais de maltraitance – Jahlia n’était pas comme ça. Jahlia me considérait comme son fils et moi, je me posais pas plus de questions… j’étais vraiment con.

Avec du recul, c’était pour brouiller les pistes qu’elle m’avait traîné en Guadeloupe : on y est restés deux ans et puis on est retournés en Corse parce que les voisins voyaient d’un mauvais œil qu’elle ait quitté la Guadeloupe avec son mari et sa fille et qu’elle y soit retourné avec un garçon aux yeux bridés. J’ai vécu comme ça de longues années, à croire que j’étais un Gabali sans même songer à la différence de notre couleur de peau. J’étais privé de ma véritable famille… jusqu’à ce que je découvre le pot aux roses. J’avais pas encore dix ans à l’époque, j’étais énervé contre les gosses du quartier et j’étais rentré plus tôt à la maison. Jahlia bossait ce jour-là. Sauf que ma dispute avec les copains était encore présente à mon esprit : ils m’avaient écarté du plan sous prétexte que j’avais pas d’argent pour mettre en commun nos économies et acheter une playstation 2. Putain. Alors, j’en ai profité pour fouiller la cave parce que Jahlia sortait souvent de là avec des liasses de billets. Pas de banque pour les planquer, alors elle faisait comme elle pouvait. Le souci, c’est qu’au lieu de tomber directement sur le fric, j’ai découvert des coupures de journaux avec ma gueule dessus. Ce jour-là, je me suis pris un coup de massue sur la tête : Jahlia était une criminelle. Et moi, j’étais le gosse qu’elle avait enlevé. Sur le moment, je me suis demandé si ce n’était pas un canular ou si c’était mon jumeau diabolique qui s’était fait enlever, pour apparaître dans les journaux. Je cherchais des excuses pour pas blâmer Jahlia. Parce qu’il n’existait aucun jumeau diabolique, ni de délires schizophréniques de ma part, la vérité était sous mes yeux. Ça parlait de ma disparition. De parents dévastés. Pas beaucoup de journaux, juste assez pour me remettre les idées en place. J’en ai parlé, ce jour-là, à Jahlia. Elle, ça ne l’a pas étonnée que je découvre la vérité, elle était même prête à faire face aux conséquences si je décidais de la dénoncer. C’est ce qu’elle avait dit. Sauf que ses yeux disaient autre chose. Je sais bien qu’elle m’aimait, qu’elle ne voulait que mon bien, qu’elle regrettait même son acte déraisonné… Alors, j’ai tout gardé pour moi. Je l’ai pas dénoncée. J’ai même repris mon ancien prénom, Sidoine. Et cette histoire m’obsédait de plus en plus, cette recherche de mes parents… tellement que j’ai pris contact avec des voyous du quartier pour faire des recherches sur leur ordinateur. Je savais pas très bien utiliser cette machine, j’ai appris sur le tas, tout seul. C’est à cette période que je me suis mis à trouver un intérêt à l’école, parce que je voulais devenir quelqu’un. Ou du moins, avoir un métier sympa quand je rencontrerai mes parents biologiques – histoire de leur montrer que je vais bien, que Jahlia s’est bien occupée de moi, que je voudrais les connaître… C’était mon vœu le plus cher, à l’époque. Ça l’est toujours.

Malheureusement, plus je passais du temps à bidouiller des ordinateurs, à fouiller les archives… et plus je m’éloignais de Jahlia. Elle l’a ressenti, à coup sûr, ça l’a sans doute anéantie mais elle ne m’a rien dit. C’est à ce moment-là qu’elle est tombée malade – une grippe, qu’elle disait, mais qui s’éternisait. Parce qu’elle avait autre chose, j’en étais certain. Mais elle préférait ne pas m’inquiéter et… moi, j’étais trop préoccupé par mon passé pour faire plus attention à elle. Le passé, je l’ai même retrouvé. Près d’un immeuble. Que je stalkais d’abord, épiais le moindre des faits et gestes. Comme un lien ténu, je sentais que quelque chose me liait à cet endroit. Sans doute mon imagination qui me jouait des tours, sans doute une schizophrénie non-diagnostiquée mais j’ai pas abandonné. Au contraire, je venais ici plus souvent que prévu, séchant même l’école. Jusqu’au jour où un homme cria par la fenêtre, balançant des affaires sur la rue. Je sortis de ma cachette, en voyant une petite asiatique sortir de l’immeuble – complètement humiliée. Et un homme à sa suite. Ils étaient pressés, ils s’attelaient à ramasser leurs affaires. Je n’avais pas eu besoin de m’approcher d’eux pour les reconnaître. Parce que j’avais la preuve concrète que mes recherches, mes putains de recherches menaient bien à quelque chose. Et sans pouvoir m’en empêcher, je leur proposais déjà mon aide pour qu’ils puissent emballer leurs affaires rapidement. Je déglutis, sur le moment, ne sachant pas comment aborder le sujet pour lequel j’avais tant fait de recherches mais je n’ai rien su dire. La gamine… ma sœur, ne semblait pas très commode, et ne voulait pas avoir affaire à un inconnu venu les aider. Le père en revanche… Papa, lui, il avait les larmes aux yeux. Je ne sais pour quelle raison mais il m’a dit une chose que je n’oublierai jamais : « J’aurai tellement aimé avoir un garçon aussi gentil que toi, ton père doit être fier », en m’ébouriffant les cheveux. Ce jour-là, j’ai donné un dessin que j’avais fait d’eux, de ce que ma mémoire avait gardé comme souvenirs plutôt. Je ne sais pas s’il l’a gardé. Ce fut le seul contact que j’aie eu avec ma famille. Je n’ai pas voulu les déranger en leur causant plus de problèmes avec mon apparition – vu la misère dans laquelle mon père et ma sœur vivaient. J’étais jeune et lâche. Alors je n’ai rien dit non plus, j’ai préféré rentrer chez Jahlia, malade. En tentant d’oublier que j’avais rencontré Papa quelques heures plus tôt.

Et Jahlia… elle allait de plus en plus mal. J’étais un con égocentrique, je regrette de ne pas l’avoir forcée à me parler de sa maladie. Et puis, elle a été hospitalisée, j’avais quinze piges, quelque chose comme ça. Elle ne voulait toujours rien me dire sur sa maladie, même les médecins d’ailleurs – trop jeune pour comprendre, qu’ils disaient. Et quand ils voulaient bien parler, ils sortaient les noms médicaux, je comprenais rien, je me sentais bien con. Ça m’a perturbé. D’être trop bête pour comprendre cette situation. Et puis, Jahlia m’a dit quelque chose, comme quoi, c’est pas gênant si elle meurt dans cet hôpital, puisque c’est dans un tel lieu qu’elle m’a rencontré, et que ça serait dans le même lieu qu’elle me dirait au revoir. J’étais en colère – elle n’était certes pas ma mère mais je l’aimais quand même. Parce qu’elle n’était pas une mauvaise personne. Les mauvaises personnes ne s’occupent pas d’un gosse comme s’il était le leur. Ouais, elle n’a pas fait le bon choix, il y a neuf ans, mais… il ne faut pas la blâmer.
Finalement, elle s’est rétablie mais elle était toujours malade mentalement parce que sa culpabilité la rongeait. C’est pour cette raison qu’à mon quinzième anniversaire, elle m’envoya en Corée du Sud chez une de ses connaissances. Depuis, je ne l’ai plus jamais revue. Nous sommes restés en contact bien sûr mais elle ne souhaite plus interférer entre mes parents et moi. Elle m’a aidé durant de nombreuses années financièrement, du moins, elle envoyait l’argent à son ami en guise de compensation pour mon hébergement. J’ai appris le coréen sur place, c’était dur à cause du nouvel alphabet mais je m’en sortais bien. J’ai suivi des cours également, allant à l’école comme les autres malgré mes grosses lacunes. Au moins, en français j’étais le meilleur de toutes les classes réunies – la triche, sachant que le français est ma langue maternelle. Parallèlement, je cherchais toujours ma famille, j’en avais même parlé à l’ami de Jahlia qui m’aidait dans mes recherches. D’ailleurs, même s’il n’avait pas de famille à lui, cet homme était comme un oncle pour moi, et même maintenant il prend de mes nouvelles – je le rencontre une fois par mois, un peu comme si j’étais son poulain. Le premier travail que j’aie eu, alors même que j’étais encore au lycée, c’était illustrateur de livres pour enfants – j’avais fourni un CV presque bidon, je l’admets, sinon ils ne m’auraient jamais pris. Mais dans ce milieu, on s’intéresse au book plutôt qu’au CV. Ça m’a permis de gagner beaucoup de sous et d’économiser. Principalement pour entrer dans une grande école, je voulais poursuivre dans l’art. Mais même avant que j’obtienne mon diplôme de lycée, ma popularité a explosé sur le web à cause des nombreux dessins-animés que j’ai créés et postés. Les mères de familles avaient fait le lien entre Sid le dessinateur de livres pour enfants et Sid le créateur de dessins-animés. De bouche à oreilles, elles en ont parlé autour d’elles et les vues sur ma chaîne YouTube ont atteint les milliers. Apparemment, les gosses apprécient mes dessins-animés, c’est déjà ça. Du coup, les sponsors ont augmenté aussi, ça m’a permis d’avoir un public fidèle et encourageant. Mais je voulais pas me spécialiser dans la bande-dessinée pour enfants, alors j’ai commencé une webtoon plus sérieuse, sentimentale avec un peu de comédie. Colorblind est ma première webtoon, ma fierté, parce qu’elle a été adaptée en drama en 2012. Jusque-là, tout  ce que j’ai entrepris dans ma carrière, j’ai réussi… sauf que ce n’est pas aussi beau, le karma n’est pas clément. Je suis arrivé à un point où une seule erreur peut me nuire complètement, c’est pour ça que je balise parce que la webtoon que j’ai commencée est vraiment casse-gueule. Plus personnelle… car j’y relate la vie de ma sœur à Velvet Dust. Et même si l’histoire et les noms sont différents, ça peut faire un flop. J’ai quelques mois avant de me décider à la publier…